Le site des ophtalmologistes de France
En hommage au Dr Pierre Amalric disparu récemment
Il suffit d'une seule balle à Robert Guillemard, fusilier d'origine provençale servant sous les ordres du commandant Lucas à bord du «Redoutable», pour mettre un terme à la carrière prestigieuse d'un des plus grands marins de tous les temps: l'Amiral Horatio Nelson.
Juché dans les hauts du navire, le matelot français repéra facilement, au milieu de la fumée et des débris du pont du «Victory», un petit homme mince arpentant la dunette. Une silhouette fragile, bien connue de tous, dont la manche droite de la vareuse était rattachée au gilet. De plus, les nombreuses décorations qui constellaient l'uniforme, suffisaient à lever le moindre doute quant au grade de leur détenteur.
Gravement blessé, Nelson fut assisté, pendant son agonie, par le chirurgien Beatly qui, ensuite, procéda à l'autopsie. Une agonie qui dura exactement 2 h 45 minutes, comme ce dernier le révéla dans son récit, fort célèbre, de la mort de l'Amiral.
La balle pénétra par l'épaule gauche, fractura l'acromion, la seconde et la troisième côte, traversa le poumon puis sectionna une branche de l'artère pulmonaire et écrasa la moelle à la hauteur de la 6ème vertèbre dorsale.
Paralysé aussitôt, Nelson fut transporté dans l'entrepont.
L'important hémothorax causé par la lésion artérielle provoqua sa mort. Ainsi prit fin la fabuleuse destinée d'un homme qui, par son action, fut l'un des premiers artisans de la chute de Napoléon et qui, tout au long d'une existence émaillée d'événements à la fois tragiques et glorieux, paya un lourd tribu à la maladie et à la souffrance.
Ramené à Londres dans un baril de rhum, le corps embaumé de Nelson fut enterré à Westminster après des funérailles d'une ampleur exceptionnelle.
D'innombrables récits ainsi que des gravures le représentant au cours des principaux événements de sa courte et glorieuse vie, alimentèrent le culte qui honora sa mémoire; néanmoins un doute a toujours subsisté sur l'importance réelle et la nature d'une blessure qui l'avait privé de l'usage de l'oeil droit. Plusieurs études consacrées à ce problème restent encore imprécises et contradictoires. C'est pourquoi nous remercions le Docteur T.C. Barras d'avoir bien voulu nous communiquer le résultat des longues recherches qu'il a effectué sur ce sujet fort controversé. Nous témoignons également notre gratitude au Professeur Trevor Roper qui a su nous orienter vers les bonnes sources historiques.
L'iconographie populaire a souvent représenté Nelson comme monophtalme, l'orbite droite cachée par une coque, dans la plus belle tradition des pirates et des flibustiers. Or, en fait, le portrait officiel de l'Amiral, réalisé en 1797 par Lemuel Abbot, ne laisse apparaître aucune anomalie oculaire visible. Sur d'autres gravures, au contraire, une modification oculaire apparaît soit au niveau de l'oeil droit, soit au niveau de l'oeil gauche, soit encore au niveau des deux yeux! Alors, que faut-il en déduire ? Seuls, en vérité, les documents ou les lettres de Nelson lui-même peuvent apporter quelque lumière à un tel débat... sans omettre de rappeler qu'à l'époque, l'examen ophtalmologique était réduit à la simple exploration des tuniques externes : cornée, conjonctivite et cristallin. L'ophtalmoscope n'apparaîtra d'ailleurs que cinquante ans plus tard. Autant dire que nous en sommes réduits à de simples hypothèses pour trouver une explication aux faits cliniques. |
Toujours est-il que la cécité de l'oeil droit - c'était bien de l'oeil droit dont il s'agissait - a été rattachée par certains à un décollement de la rétine et, par d'autres, à une atrophie optique ou à une lésion hémorragique choriorétinienne.
Le seul portrait que l'on connaisse de Nelson avant sa blessure fut commencé en 1777 par Rigaud, alors que le jeune officier était en partance pour les Indes Occidentales. Là-bas, après plusieurs actions d'éclat, il tomba gravement malade et aurait certainement péri d'une dysenterie aiguë s'il n'avait été rapatrié en Angleterre. Les certificats médicaux établis au cours de cette campagne font tous état de troubles neurologiques et digestifs graves : polynévrite récidivante, fièvre tierce et quarte, vomissements de bile, maux de tête et amaigrissement considérable.
Après plusieurs séjours à la campagne auprès de son père et de sa jeune épouse et un rapide voyage en France, où il essaya d'apprendre la langue, il reprit la mer en 1793, comme capitaine de vaisseau à bord de l'«Agamemnon».
Pendant toute cette période qui précéda sa blessure, il n'a jamais été fait état d'un quelconque trouble oculaire, si ce n'est qu'il signale, dans certaines lettres, son manque de résultat à la chasse. Un manque d'adresse dont la cause pouvait être simplement une myopie non corrigée, ce qui était la règle à l'époque.
Lorsque la guerre contre la France reprit à nouveau, Nelson fut affecté à l'escadre de l'Amiral Hood et regagna la flotte britannique qui mouillait devant Toulon. Et c'est lors d'un engagement en Corse, le 12 juillet 1794 (qui suivit l'évacuation de Toulon) que Nelson reçut à la face des éclats de mortier provenant d'un boulet tiré par l'ennemi. Une plaque commémore encore aujourd'hui, sur le roc, cet événement historique. Il écrivit le même jour à l'Amiral Hood pour lui signaler une (légère) blessure à l'oeil, puis, le jour suivant, pour lui apprendre que son oeil allait mieux et qu'il espérait ne pas perdre entièrement la vue. Mais, le 16 juillet, il fit part à ses chirurgiens de sa crainte d'avoir perdu en réalité l'oeil droit, bien que ceux-ci lui prétendirent le contraire. Sa vision était en effet réduite à la simple perception lumineuse, état qui persista, bien qu'extérieurement rien d'anormal ne soit perceptible, ainsi qu'il le reconnut lui-même dans un courrier à son épouse. Trois mois plus tard, à l'occasion d'une correspondance officielle avec l'Amiral Hood, il fit établir deux certificats, confirmant la perte de la vision de cet oeil droit, par John Harness (qui constata une dilatation anormale de la pupille) et par Chambers - chirurgien en chef de la Flotte - qui, lui, annonça qu'il ne retrouverait jamais une vision parfaite. |
En 1795, Nelson écrivit à son épouse que son «oeil est totalement aveugle et, qu'en plus, il le fait souffrir, alors que l'autre a une vision pratiquement normale» et réclama avec insistance, dans une lettre adressée à l'Amirauté, l'octroi d'une pension d'invalidité.
Deux ans plus tard, au cours de l'assaut de Santa Cruz de Ténériffe, il fut gravement blessé au coude droit. Dès son retour à bord, Nelson réclamera une amputation immédiate: «Plus vite on me le coupera, mieux cela vaudra».
Devenu gaucher, l'Amiral va donc réapprendre à écrire - de même qu'à utiliser une fourchette et un couteau - tout en prenant quotidiennement de l'opium afin d'atténuer les violentes douleurs qu'il ressent dans le moignon ; auxquelles s'ajoutent des migraines permanentes, des accès de fièvre et, plus étonnant encore, un réel «mal de mer» !
Revenu en héros en Angleterre, honoré par le Roi et par la nation toute entière, Nelson acceptera de poser pour le peintre Lemuel Abbot. Et, d'après Barras, on perçoit très bien sur ce tableau, ainsi que sur certains croquis qui en furent tirés, un ptérygion débutant au niveau des deux yeux.
Le 12 octobre 1797, l'Amiral, après examen par un collège médical, fut reconnu aveugle de l'oeil droit et pensionné à cet effet. Invalidité qui, s'ajoutant à la perte du bras droit, lui procura une pension de 1 000 livres par an.
Quelques mois plus tard, il reprit le commandement d'une partie de la flotte de Méditerranée et mit le cap sur l'Egypte dans le but d'enrayer la conquête de ce pays par les Français.
Le 1er août 1798, à la bataille d'Aboukir -qui se termina si tragiquement pour les vaisseaux français-, Nelson fut à nouveau sérieusement touché au-dessus de l'oeil droit. Son crâne mis à nu sur plus d'un inch, il se crut perdu; du sang coulait abondamment sur son visage, le cuir chevelu s'étant rabattu sur l'oeil. Malgré tout, une fois pansé, il put remonter sur le pont ! Mais, lors de son retour triomphal auprès de Lady Hamilton, de longues semaines après la bataille d'Aboukir, il se plaignit de céphalées de plus en plus tenaces et des difficultés qu'il éprouvait pour écrire et lire ses rapports.
C'est à Palerme, en 1799, que Leonardo Guzzardi peignit, à la demande de Sir William, un portrait, paraît-il, extrêmement ressemblant. Une cicatrice arquée coupant le front au-dessus du sourcil est, en effet, bien visible, et le ptérygion semble apparemment en voie de développement. Le célèbre ambassadeur anglais, Lord Elgin, de passage à Naples à cette époque, fit d'ailleurs de Nelson un portrait peu flatteur : «il paraissait très vieux, avait perdu ses dents supérieures, y voyait mal d'un oeil et une pellicule se développait sur les deux. Les céphalées étaient constantes... Son allure générale est misérable et son visage terne et sans expression». Selon Barras, qui possède sur cette période une intéressante correspondance entre Troutbridge, Ball et Nelson, la vie mondaine auprès de Lady Hamilton, constituait - aux dires de ses amis - un supplice pour l'Amiral dont la vue se dégradait rapidement malgré des thérapeutiques par «courant électrique-, qu'il suivait dans l'espoir à la fois d'améliorer la vue de son oeil valide et de recouvrer la vision de son oeil aveugle. |
La bataille de Copenhague, au cours de laquelle Nelson, au mépris des ordres, continua et réussit son action contre les vaisseaux danois, ne lui procura aucune blessure nouvelle. Elle resta cependant célèbre, sur le plan ophtalmologique, de par sa réflexion, motivée par l'ordre de son chef qui voulait interrompre l'action : «Je ne vois pas les signaux», lui dit-il en plaçant sa lorgnette devant son oeil aveugle!
Un autre document d'importance est celui que rédigea Thomas Trotter, médecin de la Flotte, après la consultation qu'il effectua en janvier 1801 :
«Vers cette époque, Lord Nelson se plaignit d'une ophtalmie violente au niveau de son oeil unique (donc l'oeil gauche) avec une substance membraneuse qui se développait rapidement sur la pupille. Toutes les personnes autour de lui furent affectées par le même trouble et de nombreux collyres utilisés. Je prescrivis une pièce obscure, un bain toutes les heures avec de l'eau froide et, en deux jours, l'inflammation disparut».
Nelson lui-même confirma ce «trouble» dans une de ses correspondances et réclama qu'on lui fasse parvenir son protège oculaire vert pour atténuer la lumière. -Mon oeil est comme du sang et le film est tellement étendu que je ne vois que du coin le plus éloigné de mon nez»... Ce qui confirme bien le diagnostic de ptérygion envahissant - et non pas celui d'une presbytie débutante qui pouvait, à l'époque, être facilement corrigée -, et explique sa crainte de devenir complètement aveugle.
Cinq ans plus tard, Trotter écrivit que «Sa Seigneurie fut saisie par une ophtalmie sur son oeil unique avec perte de vision». Symptômes réellement alarmants, cet oeil ayant été touché par des éclats au cours d'une bataille. Une épaisse cicatrice membraneuse, qui ne semblait pas être le siège de l'inflammation, s'était presque développée du côté externe sur la pupille et le menaçait de cécité totale. On peut donc en déduire qu'il s'agissait en réalité d'un ptérygoïde plutôt que d'un ptérygion vrai. La nécessité d'une intervention chirurgicale - réclamée avec insistance par Lady Hamilton - fut suggérée à Nelson qui la refusa à cause de sa crainte d'un échec sur cet oeil unique.
Dès lors, sur plusieurs portraits, apparut un strabisme divergent ; l'oeil gauche semble être amblyope, avec une taie cornéenne plus ou moins étendue, l'oeil fixateur étant son oeil droit presque aveugle.
Les années s'écoulant, la crainte d'une cécité totale devint pour Nelson de plus en plus vive, sa vue se dégradant, selon lui, de mois en mois.
En conclusion de l'étude fort complète qu'il consacra à ce problème, Barras fait état d'un article curieux paru dans le «Times» du 4 octobre 1804, un an avant la mort de l'Amiral : «Il est généralement admis que le brave Lord Nelson a perdu un oeil et, il y a quelques jours, un article paru dans les journaux, déplorant que l'oeil qui lui resta fut considérablement plus faible ces derniers temps, exprimait l'appréhension de tous de le voir devenir aveugle. Or, nous pouvons affirmer que Lord Nelson n'est aveugle d'aucun oeil. Il est vrai que pendant une brève période il a perdu la vue d'un oeil, mais il l'a heureusement recouvrée. Il a également une tache sur l'autre oeil mais nous confirmons, d'après les dires mêmes de Sa Seigneurie, qu'il y voit le mieux avec ce que les gens appellent son plus mauvais oeil».
Affirmation de Nelson qui, dans le contexte de l'époque, a peut-être été provoquée par le souci de rassurer l'opinion publique, qui faisait de l'Amiral le symbole du rempart national contre Napoléon.
En définitive, il est permis de penser que le champ visuel de son oeil droit s'améliora avec le temps, tout au moins pour permettre un rôle d'appoint, et que le ptérygoïde de l'oeil gauche, aggravé par l'ophtalmie, provoquait de réels problèmes morphoscopiques.
D'ailleurs, au moment de sa mort, le champ visuel gauche de Nelson avait rétréci dangereusement, par l'invasion du ptérygoïde et, à cause de l'astigmatisme important qu'il entraÎnait, sa vision centrale était devenue de plus en plus difficile. Un vice de réfraction découvert par Young mais qui, ne l'oublions pas, ne pouvait être compensé par un verre cylindrique. Rappelons enfin, qu'à cette époque, nombreux furent les marins et soldats anglais qui, de retour d'Egypte, disséminèrent le trachome dans toute la flotte et dans beaucoup de casernes.
Afin de clore cet exposé par une réflexion d'ordre médical, nous aimerions rappeler que la conservation de la Sicile - face à «l'ennemi Napoléon» - pendant toutes les guerres de l'Empire, a certainement joué un rôle plus important que les batailles d'Aboukir ou de Trafalgar. En effet, la victoire finale de l'Angleterre sur Napoléon, comme l'a justement fait remarquer un écrivain, a été remportée grâce... au citron ! La grande île méditerranéenne n'était-elle pas couverte de ces arbres dont le fruit consommé par les équipages des navires anglais, leur évita d'attraper le scorbut, donc de garder la mer et de bloquer ainsi sans relâche les ports français ?
Le port de Toulon fut baptisé par les marins anglais « Too Long». Et c'est bien en fait grâce à leur patience et au.... citron, qu'après avoir perdu toutes les batailles, l'Angleterre put, une fois de plus, gagner la guerre. Un problème éternel que celui du dernier quart d'heure !
L'amiral Nelson énumère ses blessures en 1803